NOTE SUR L'ABUS
DE BIEN SOCIAL AU SEIN D'UN GROUPE DE SOCIETES
Observation
préliminaire
Les
critères d'appréciation de la régularité fiscale d'un acte ne permettent pas
d'appréhender complètement sa régularité au regard du droit pénal et des sociétés.
Le
droit fiscal recèle diverses notions permettant à l'administration de remettre en cause
la régularité de certains actes et d'opérer les redressements en résultant :
- l'acte
anormal de gestion qui réside
dans la dépense, la perte mise à la charge de l'entreprise ou la privation d'une
recette, non justifiées par les intérêts de l'exploitation,
- l'abus
de droit constitué par
une construction juridique régulière mais ne traduisant pas le véritable caractère des
opérations réalisées,
- l'erreur,
de fait ou de droit, qualifiée
comme telle dès lors qu'existe une irrégularité, inexactitude ou omission qui résulte
d'une appréciation purement objective de faits matériels ou de l'interprétation
erronée de textes fiscaux, commise par un contribuable de bonne foi.
Le propos de
la présente n'est pas l'étude de ces notions mais de souligner le fait qu'un délit
d'abus de bien social pourrait en principe être constitué alors même que l'acte en
question ne serait considéré ni comme un acte anormal de gestion, ni comme un abus de
droit, ni comme une erreur.
En effet, un
acte constitutif d'abus de bien social constitue un acte illicite.
Or la
jurisprudence fiscale considère qu'un acte illicite
1°)
n'est pas forcément un acte anormal de gestion car il peut avoir été effectué dans
l'intérêt de l'exploitation,
2°) n'est pas un abus de droit, qui suppose une construction juridique régulière,
3°) n'est pas non plus une erreur, qui doit être commise de bonne foi pour être
considérée comme telle ; or l'abus de bien social n'est constitué que lorsque est
retenue la mauvaise foi.
Dès
lors, même si on peut admettre que les notions juridiques d'abus de bien social et d'acte
anormal de gestion se recouvrent très largement, l'autonomie de chacun des deux droits,
fiscal et pénal, commande d'appréhender chacune dans son contexte afin d'éviter le
risque de commettre un délit en pensant que la régularité fiscale de l'acte considéré
le mettrait à l'abri d'une qualification pénale.
La
problématique juridique de l'abus de biens sociaux dans les groupes de sociétés est
spécifique en ce qu'elle suppose que soient préalablement réalisés des actes qui, dans
le cadre d'une
société, seraient
constitutifs de ce délit ce qui est fréquemment le cas eu égard aux modes de gestion en
vigueur dans les groupes (concours financiers et prestations entre sociétés) ; et ce
n'est qu'ensuite que doit être examiné le point de savoir si le fait que ces actes aient
été commis au sein d'un groupe peut
constituer une cause d'exonération de responsabilité pénale.
En
conséquence, d'un point de vue théorique, il faudrait d'abord envisager les actes
considérés pris isolément dans chaque société pour savoir s'ils peuvent constituer un
abus de biens sociaux.
Il s'agit là
d'une question vaste, floue et évolutive comme l'ont montré les arrêts, connus du
public, rendus dans les affaires Michel Noir et Alain Carignon : les textes (articles
425-4°, 425-5°, 437-3°, 437-4° de la loi n°66-537 du 24 juillet 1966) sont
suffisamment imprécis pour permettre à la jurisprudence de leur donner un contenu très
différent selon les époques et les contextes, et en tous cas extrêmement difficile à
prévoir pour les juristes, et a fortiori pour les chefs d'entreprises.
Mais
c'est là une autre question et, pour demeurer dans le cadre des groupes de sociétés,
l'hypothèse de départ sera que sont réalisés des actes constitutifs d'abus de biens
sociaux dans une société prise isolément, pour examiner les conditions devant être
remplies pour les faire échapper à la qualification pénale.
En l'état
actuel de la jurisprudence, ces conditions sont exprimées de la manière suivante :
l'acte
considéré "doit être dicté par un intérêt
économique, social ou financier commun, apprécié au regard d'une politique élaborée
pour l'ensemble de ce groupe, et ne doit ni être démuni de contrepartie ou rompre
l'équilibre entre les engagements respectifs des diverses sociétés concernées, ni
excéder les possibilités financières de celle qui en supporte la charge".
Cette
formulation, bien que retenue depuis près de quinze ans, ne résulte pas d'un texte de
loi mais de la jurisprudence ; elle est donc susceptible non seulement d'être modifiée
(ce qui est aussi le cas de la loi) mais surtout d'être applicable, dans une formulation
nouvelle, à des situations passées (ce que ne peut faire la loi en vertu du principe
constitutionnel de non rétroactivité des lois pénales).
Ceci
étant, force est de s'adapter à l'état actuel du droit, conservant ainsi la
possibilité de se prévaloir ultérieurement de sa bonne foi, qui est en principe
exclusive de la commission du délit ; "en principe" parce qu'en pratique,
l'application faite par les Tribunaux de la bonne foi dans cette matière précise est
tout à fait insatisfaisante au regard de la rigueur des principes juridiques, pourtant
nécessaire en matière répressive.
L'analyse de la
formulation rappelée plus haut permet de dégager quatre
conditions cumulatives, dont la
réunion est nécessaire pour bénéficier de l'exonération de responsabilité pénale.
Les deux
premières ont trait au groupe, les deux autres aux actes eux-mêmes.
1 - Le groupe
a) Existence du
groupe
Celle-ci
résulte d'une communauté d'intérêt, économique, social ou financier ; il s'agit
donc d'un critère très simple mais flou.
En
l'état de la jurisprudence on peut dire qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait
complémentarité des activités mais que le seul intérêt personnel des dirigeants ou
même de la société mère ne suffit pas à établir l'existence d'un groupe ; ceci
exclue les constructions réalisées dans un but exclusivement fiscal (le bénéfice du
régime de l'intégration fiscale n'ayant rien à voir avec ce problème) ou de
séparation des patrimoines et peut entacher certaines opérations avec effet de levier
dans lesquelles le financement de l'acquisition est réalisée in fine avec l'actif de la
société cible.
S'agissant
de l'intérêt social, il a été jugé qu'il pouvait résider dans la volonté de
maintenir le plein emploi.
L'intérêt
considéré doit être celui du groupe, qui dépasse et transcende les intérêts
de chacune des sociétés du groupe.
b) Une
politique de groupe
Elle suppose
que soit conçue une stratégie d'ensemble propre au groupe, qui définit les politiques
de gestion des sociétés du groupe, par rapport à ce dernier et non seulement par
rapport à elles-mêmes.
Le
dirigeant mis en cause, pour un acte constitutif d'abus de biens sociaux s'il était pris
isolément, doit donc rapporter la preuve de ce que son acte résulte de l'application de
la politique du groupe.
Dès lors
il est utile, voire nécessaire, de disposer d'éléments matériels permettant de prouver
d'une part quelle est la politique du groupe, dans le domaine considéré à tout le
moins, d'autre part que le ou les actes imputés en faute participent effectivement de
l'application de cette politique.
A cet
égard des décisions
du conseil d'administration et/ou de l'assemblée générale pour les SA,
ou de l'assemblée
générale pour les SARL,
constituent un moyen de preuve privilégié, étant précisé qu'elles doivent précéder
les actes considérés : la jurisprudence refuse d'admettre que l'accord donné par les
associés à une opération constitutive d'abus de biens sociaux soit en lui même
exonératoire ; il faut donc bien qu'une politique ait été préalablement définie.
Ces décisions
doivent ensuite se concrétiser par la signature de conventions entre les
diverses sociétés du groupe, qui doivent alors respecter les dispositions des articles
50 et 101 de la loi de 1966 relatives aux conventions interdites ou réglementées.
2 - Les actes
a)
Existence d'une contrepartie ou absence de rupture de l'équilibre entre les engagements
respectifs des sociétés concernées
S'agissant
de la contrepartie, on peut
considérer que les relations de groupe permettent qu'il n'y ait pas équivalence
rigoureuse, c'est à dire notamment que les intérêts et prix pratiqués ne soient pas
les mêmes que ceux qui auraient été appliqués par ailleurs à la société qui
bénéficie du concours, de la prestation ou de la cession.
L'équilibre dans les
engagements semble devoir s'appliquer au groupe, afin que la charge de l'aide ne
soit pas supportée par une seule des sociétés, en sorte que l'équilibre du groupe soit
préservé et qu'il puisse poursuivre l'application de sa politique ; à cet égard, la
détermination de critères et de seuils objectifs d'intervention, applicables à toutes
les sociétés, constituerait un facteur satisfaisant du respect de cette condition.
b) Absence de
dépassement des possibilités financières
Une société
ne doit pas être mise à contribution au delà de ses possibilités : l'aide
apportée ne doit pas la mettre en difficulté.
Il semble
résulter de la jurisprudence que l'état de
redressement judiciaire soit exclusif de la possibilité d'accorder un concours en
respectant cette condition.
Mais
cette limite n'est pas suffisante et tout doit être affaire de mesure
dans l'importance de la contribution, sans que
des critères précis aient été définis.
En
revanche, on peut considérer qu'en cas de difficultés survenues ultérieurement et en
relation avec l'aide précédemment apportée, il existerait un risque sérieux qu'un
Tribunal considère que cette condition exonératoire n'est pas remplie.
Il ne
serait alors possible d'échapper à la condamnation qu'en rapportant la démonstration
que d'autres facteurs ont contribué aux difficultés, en sorte que celles-ci ne seraient
pas survenues du seul fait de l'aide consentie.
L'action
à mener pour se prémunir contre le risque de procédure pénale semble donc consister
1°) à
définir une politique du groupe et à vérifier qu'elle ne contrevient pas aux
prescriptions pénales ;
2°) à faire
souscrire à cette politique par les diverses sociétés, au moins dans la partie qui les
concerne, ceci dans le cadre des organes délibératifs, assemblée générale pour les
SARL, conseil d'administration et assemblée générale pour les SA ;
3°) à
rédiger les conventions d'application de cette politique et à vérifier leur adéquation
aux conditions d'exonération de responsabilité pénale définies au paragraphe 2 de la
présente étude ;
4°) respecter
les prescriptions des articles 50 et 101 de la loi de 1966 pour la mise en uvre de
ces conventions.
Pour la SCP
LAGAILLARDE AVOCATS
ASSOCIES et LEXI EUROPE
Maître
Pierre-Jean LAGAILLARDE
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Société d'avocats (spécialisés en droit commercial, droit économique et droit social)
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